BSV (III)

Brûler ses vaisseaux : again!

Il n’était pas souhaitable de reculer, de repartir, alors ils l’ont fait. C’est l’impératif : le voyage est fini. Voici quelques récits de conquérants, de voyageurs qui brulèrent leurs vaisseaux.

 – Conquête spatiale

La conquête spatiale par Kennedy : Engagez-vous, brûlez vos vaisseaux!

Et si les Etats-Unis ne s’étaient pas pleinement engagés sur l’objectif fixé par Kennedy ? La probabilité de défaillance aurait été augmentée de façon exponentielle. Kennedy le savait, et dans son discours au Congrès, il fit en sorte d’engager toutes les parties concernées. Kennedy déclara dans son discours :

« Qu’il soit clair, et c’est là un jugement que les membres du Congrès doivent enfin faire – qu’il soit clair que je demande au Congrès et au pays d’accepter un engagement ferme sur une nouvelle politique, qui devra durer de nombreuses années et entraîner des coûts très lourds: 531 millions de dollars durant l’exercice 1962 – de sept à neuf milliards de dollars supplémentaires au cours des cinq prochaines années. Si nous n’allons qu’à mi-chemin, ou si nous restreignons nos efforts face à la difficulté, à mon avis, il vaut mieux ne pas y aller du tout.

Concernant votre objectif de véritablement stimuler l’innovation nécessaire pour y arriver, vous devez vous engager totalement. Une méthode qui va vous aider à le faire est de brûler les vaisseaux. Quand Hernan Cortés emmena ses onze navires et six cents hommes dans la péninsule du Yucatan, ils se retrouvèrent dans un environnement hostile, et farouchement dépassés en nombre par l’empire aztèque … »

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– via futura-sciences

Kennedy suggéra ainsi que nous brûlions nos navires avec le programme spatial, en annonçant notre intention d’atteindre l’objectif au monde entier. Il déclara encore dans son discours au Congrès :

« Nous prenons un risque supplémentaire en le faisant à la vue du monde entier, mais comme le montre l’exploit de l’astronaute Shepard, ce même risque renforcera notre stature quand nous aurons réussi. »

« Premièrement, je crois que cette nation devrait s’engager à atteindre l’objectif, avant cette décennie, de poser un homme sur la lune et le ramener sain et sauf sur la terre. Aucun projet spatial dans cette période sera plus impressionnant pour l’humanité, ou plus important pour l’exploration à long terme de l’espace, et aucun ne sera aussi difficile ou coûteux à réaliser.

– via JFK, Message spécial au Congrès sur les besoins nationaux urgents, 25 mai 1961, http://www.jfklibrary.org/Historical+Resources

 – Tarik ibn Ziyad

Tarik ibn Ziyad est un commandant berbère ou persan qui a le premier mis le pied en Espagne, donnant son nom à Gibraltar (djebel Tarik, montagne de Tarik).

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– Gibraltar – Wikimedia commons

Autour de ce personnage considéré comme un héros dans le monde musulman gravitent bien des légendes. Ainsi, en arrivant sur la terre espagnole, il aurait fait brûler ses bateaux, déclarant à ses hommes : Oh gens !, où est l’échappatoire ? La mer est derrière vous et l’ennemi est devant vous, et vous n’avez, par Dieu, que la sincérité et la patience.

[selon http://www.fordham.edu/halsall/source/711Tarik1.html, cité par wikipédia]

Cette phrase légendaire, rapportée par Al Maqqari, se heurte aux sources qui indiquent une première expédition de sept mille hommes, suivie d’une deuxième expédition de cinq mille hommes puis enfin une troisième expédition de dix-huit mille hommes ce qui suppose plusieurs traversées du détroit.

 – Les Quarante-cinq

Alexandre Dumas raconte en passant, dans les Quarante-cinq, la résistance d’Anvers aux armées du Duc d’Anjou, frère de Henri III. Guillaume le Taciturne convainc les bourgeois d’incendier leurs vaisseaux pour détruire la flote française.

D’Anjou s’enfuiera pour se faire empoisonner, par vengeance, par Diane de Monsoreau qui pleure toujours Bussy, le compagnon qu’il avait fait assassiner.

– Mais leurs vaisseaux, leurs vaisseaux, dit le bourgmestre, ils vont forcer notre barrage ; et comme le vent est nord-ouest, ils seront au milieu de la ville dans deux heures.

– Vous avez vous-mêmes six vieux navires et trente barques à Sainte-Marie, c’est-à-dire à une lieue d’ici, n’est-ce pas ? C’est votre barricade maritime, c’est votre chaîne fermant l’Escaut.

– Oui, monseigneur, c’est cela même. Comment connaissez-vous tous ces détails ?

L’inconnu sourit.

– Je les connais, comme vous voyez, dit-il ; c’est là qu’est le sort de la bataille.

– Alors, dit le bourgmestre, il faut envoyer du renfort à nos braves marins.

– Au contraire, vous pouvez disposer encore de quatre cents hommes qui étaient là ; vingt hommes intelligents, braves et dévoués suffiront.

Les Anversois ouvrirent de grands yeux.

– Voulez-vous, dit l’inconnu, détruire la flotte française tout entière aux dépens de vos six vieux vaisseaux et de vos trente vieilles barques ?

– Hum ! firent les Anversois en se regardant, ils n’étaient pas déjà si vieux, nos vaisseaux, elles n’étaient pas déjà si vieilles, nos barques.

– Eh bien ! estimez-les, dit l’inconnu, et l’on vous en paiera la valeur.

– Voilà, dit tout bas le Taciturne à l’inconnu, les hommes contre lesquels j’ai chaque jour à lutter. Oh ! s’il n’y avait que les événements, je les eusse déjà surmontés.

– Voyons, messieurs, reprit l’inconnu en portant la main à son aumônière, qui regorgeait, comme nous l’avons dit, estimez, mais estimez vite ; vous allez être payés en traites sur vous-mêmes, j’espère que vous les trouverez bonnes.

– Monseigneur, dit le bourgmestre, après un instant de délibération avec les quarteniers, les dizainiers et les centeniers, nous sommes des commerçants et non des seigneurs ; il faut donc nous pardonner certaines hésitations, car notre âme, voyez-vous, n’est point en notre corps, mais en nos comptoirs. Cependant, il est certaines circonstances où, pour le bien général, nous savons faire des sacrifices. Disposez donc de nos barrages comme vous l’entendrez.

– Ma foi, monseigneur, dit le Taciturne, c’est affaire à vous. Il m’eût fallu six mois à moi pour obtenir ce que vous venez d’enlever en dix minutes.

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– Anvers

Tout à coup, et au moment où les porteurs de haches recevaient l’ordre de descendre pour rompre le barrage, une foule de grappins, jetés par des mains invisibles, vinrent se cramponner aux agrès des vaisseaux français.

Les Flamands prévenaient la manœuvre des Français et faisaient ce qu’ils allaient faire.

Joyeuse crut que ses ennemis lui offraient un combat acharné. Il l’accepta. Les grappins lancés de son côté lièrent par des nœuds de fer les bâtiments ennemis aux siens. Puis, saisissant une hache aux mains d’un matelot, il s’élança le premier sur celui des bâtiments qu’il retenait d’une plus sûre étreinte, en criant :

– À l’abordage ! à l’abordage !

Tout son équipage le suivit, officiers et matelots, en poussant le même cri que lui ; mais aucun cri ne répondit au sien, aucune force ne s’opposa à son agression.

Seulement on vit trois barques chargées d’hommes glissant silencieusement sur le fleuve, comme trois oiseaux de mer attardés.

Ces barques fuyaient à force de rames, les oiseaux s’éloignaient à tire-d’aile.

Les assaillants restaient immobiles sur ces bâtiments qu’ils venaient de conquérir sans lutte.

Il en était de même sur toute la ligne.

Tout à coup, Joyeuse entendit sous ses pieds un grondement sourd, et une odeur de souffre se répandit dans l’air.

Un éclair traversa son esprit ; il courut à une écoutille qu’il souleva : les entrailles du bâtiment brûlaient.

À l’instant, le cri : « Aux vaisseaux ! aux vaisseaux ! » retentit sur toute la ligne.

Chacun remonta plus précipitamment qu’il n’était descendu ; Joyeuse, descendu le premier, remonta le dernier.

Au moment où il atteignait la muraille de sa galère, la flamme faisait éclater le pont du bâtiment qu’il quittait.

Alors, comme de vingt volcans, s’élancèrent des flammes, chaque barque, chaque sloop, chaque bâtiment était un cratère ; la flotte française, d’un port plus considérable, semblait dominer un abîme de feu.

– A. Dumas, les Quarante-cinq

BSV (II)

[Brûler ses vaisseaux : suite]

 – Fëanor

Il n’y avait pas assez de bateaux pour transporter tous les Noldor à travers la mer, de sorte que Fëanor et ses fils conduisirent le premier groupe. En arrivant à Losgar, dans le pays de Lammoth, à l’extrême ouest de Beleriand, où Morgoth et Ungoliant avait passé peu de temps auparavant, ils décidèrent de brûler les vaisseaux et de laisser les partisans de Fingolfin derrière. Cependant, Fëanor avait laissé accidentellement son fils Amras dans les navires, et celui-ci fut brûlé vif.

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– Ted Nasmith

La terre étant plate à cette époque, les Noldor restants virent les flammes, et s’aperçurent que s’ils devaient se rendre en Terre du Milieu, ils n’avaient pas d’autre choix que de traverser Helcaraxë. Ce qu’ils firent sous la direction de Fingolfin, subissant de lourdes pertes en cours de route, ce qui ajouta grandement à l’animosité qu’ils avaient pour Fëanor et ses fils.

– via http://www.tolkiengateway.net

 – Hernan Cortés

Cortés souhaite découvrir les terres et aller à la rencontre de Moctezuma mais il ne peut pas se permettre de laisser les marins et les navires à Veracruz, au risque d’avoir des désertions vers Cuba dès qu’il aura le dos tourné. Il se trouve à ce moment-là dans la ville de Cempoala avec ses capitaines. Il leur expose la situation et, très vite, les capitaines lui suggèrent l’idée de détruire tous les navires. Cela empêcherait les départs vers Cuba, mais aussi et surtout, cela permettrait de renforcer l’expédition terrestre avec une centaine d’hommes (maîtres, pilotes, matelots…). Juan de Escalante reçoit alors l’ordre de partir pour Veracruz. Sa mission consiste à récupérer sur les navires tout ce qui peut être utile (ancres, câbles, voiles…), puis à les faire échouer (en ne conservant que les bateaux). Les marins les plus vieux sont assignés à Veracruz, notamment pour aller pêcher et permettre de nourrir la ville. Tous les autres sont regroupés par Juan de Escalante qui forme une compagnie d’une centaine d’hommes et rejoint Cortés à Cempoala.

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– Hernan Cortés

Sur la forme physique que prend la destruction des bateaux, les sources utilisent l’expression barrenar (littéralement, forer) et dar de través (retourner le bateau, le mettre sur le flanc). Les deux procédés furent probablement utilisés.

Depuis le début, les biographes de Cortés ont glorifié excessivement cet acte en faisant croire que les bateaux avaient été brûlés. L’expression « brûler les navires » (« quemar las naves » en espagnol) est toujours utilisée pour dire qu’il n’est plus possible de rebrousser chemin, c’est l’expression française brûler ses vaisseaux.

 – Rome

Rome est d’abord le nouveau centre du monde, à l’apogée de sa puissance antique. Elle abat les autres cités, les empires rivaux et impose sa loi *.

C’est ensuite, avec Jérusalem, et Constantinople (Istambul) l’un des pôles du monde chrétien établi en Méditerranée sur les fondations, bientôt ruinées, de l’empire romain.

Les héros de l’Énéide, comme les apôtres avec les saints Pierre et Paul, n’ont de cesse d’y mettre pied.

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– Le Colisée de nuit

Après un long abandon, les romantiques y viendront redécouvrir les délices des ruines et les beautés des ciels latins.

* Ils faisoient sortir les garnisons des places fortes, ou bornaient le nombre des troupes de terre, ou se faisoient livrer les chevaux ou les éléphants ; et, si ce peuple étoit puissant sur la mer, il l’obligeoient de brûler ses vaisseaux, et quelquefois d’aller habiter plus avant dans les terres.

Après avoir détruit les armées d’un prince, ils ruinoient ses finances par des taxes excessives ou un tribut…

– Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, 1734

 – Chine

La Chine conserve son pesant d’intérêt et d’exotisme, que ce soit pour Marco Polo, Jules Verne ou Tintin avec le Lotus Bleu.

C’est, avec Rome (empire romain, puis chrétien), le seul empire qui ait traversé tant de millénaires sans céder son irréductible originalité, faite d’une écriture qu’on jurerait initiatique, de traditions pesantes, de progrès mis en examen.

Avant la traversée de Colomb, des voyages d’exploration sont organisés en Chine avec une débauche de vaisseaux. Le 11 juillet 1405, la flotte des Trésors largue les amarres pour un long périple dans les mers du Sud (l’océan Indien).

C’est la première des sept grandes missions d’exploration conduites par Cheng-ho (ou Zheng He) pour le compte de l’empereur chinois Yong-lo (Zhu Di) et de son deuxième successeur. Deux cents navires emportent – si l’on en croit les chroniques – 27 800 personnes : marins, soldats, mais aussi interprètes, médecins, savants …

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– dernière expédition de Zheng He

Dans les années suivantes et jusqu’à sa mort, Cheng-ho va mener six expéditions supplémentaires, vers le Siam, Malacca et l’île de Ceylan, mais aussi jusqu’au golfe Persique. Il va en profiter pour explorer les côtes de l’Afrique orientale jusqu’aux environs de Zanzibar.

Mais la mort de l’empereur Yong-lo en 1424 et l’intronisation de son fils interrompent le cycle des expéditions, sous l’influence supposée des fonctionnaires confucéens qui n’auront eu de cesse de court-circuiter ces aventures budgétaires. Les historiens contemporains s’accordent à voir cette mesure comme une réponse à la piraterie. Ainsi, selon certains comme Daniel Cohen, la Chine brûla ses vaisseaux.

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– Hommes-serpents de River Dillon

BSV

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Bronzer sans vriller ? Bourse solidarité vacances ? Bulletin de santé du végétal ? Berliner Sport-Verein ? Bitcoin Satoshi Vision ? Brûler ses vaisseaux!

– Voyage au centre de la Terre

– Mais nous allons reprendre la route du nord, passer sous les contrées septentrionales de l’Europe, la Suède, la Russie, la Sibérie, que sais-je ! au lieu de nous enfoncer sous les déserts de l’Afrique ou les flots de l’Océan, et je ne veux pas en savoir davantage !

– Oui, Axel, tu as raison, et tout est pour le mieux, puisque nous abandonnons cette mer horizontale qui ne pouvait mener à rien. Nous allons descendre, encore descendre, et toujours descendre ! Sais-tu bien que, pour arriver au centre du globe, il n’y a plus que quinze cents lieues à franchir !

– Bah ! m’écriai-je, ce n’est vraiment pas la peine d’en parler ! En route ! en route ! »

Ces discours insensés duraient encore quand nous rejoignîmes le chasseur. Tout était préparé pour un départ immédiat. Pas un colis qui ne fût embarqué. Nous prîmes place sur le radeau, et la voile hissée, Hans se dirigea en suivant la côte vers le cap Saknussemm.

Le vent n’était pas favorable à un genre d’embarcation qui ne pouvait tenir le plus près. Aussi, en maint endroit, il fallut avancer à l’aide des bâtons ferrés. Souvent les rochers, allongés à fleur d’eau, nous forcèrent de faire des détours assez longs. Enfin, après trois heures de navigation, c’est-à-dire vers six heures du soir, on atteignait un endroit propice au débarquement.

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Je sautai à terre, suivi de mon oncle et de l’Islandais. Cette traversée ne m’avait pas calmé. Au contraire, je proposai même de brûler nos vaisseaux, afin de nous couper toute retraite. Mais mon oncle s’y opposa. Je le trouvai singulièrement tiède.

« Au moins, dis-je, partons sans perdre un instant.

– Oui, mon garçon ; mais auparavant, examinons cette nouvelle galerie, afin de savoir s’il faut préparer nos échelles. »

Mon oncle mit son appareil de Ruhmkorff en activité ; le radeau, attaché au rivage, fut laissé seul ; d’ailleurs, l’ouverture de la galerie n’était pas à vingt pas de là, et notre petite troupe, moi en tête, s’y rendit sans retard.

L’orifice, à peu près circulaire, présentait un diamètre de cinq pieds environ ; le sombre tunnel était taillé dans le roc vif et soigneusement alésé par les matières éruptives auxquelles il donnait autrefois passage ; sa partie inférieure affleurait le sol, de telle façon que l’on put y pénétrer sans aucune difficulté.

Nous suivions un plan presque horizontal, quand, au bout de six pas, notre marche fut interrompue par l’interposition d’un bloc énorme.

– Jules Verne – Voyage au centre de la terre

 – Troyennes

Les troyennes s’y connaissaient.

Les sœurs du roi Priam de Troie, Aethylla, Astyoché et Medesicaste, étaient venues en Italie comme captives des Grecs. Mais tout en étant là-bas et craignant l’esclavage en Grèce, elles mirent le feu aux navires, obligeant les Grecs à s’installer en Italie. De ce fait, les sœurs ont été appelés Nauprestides. Astyoché avait été l’épouse de Télèphe, fils d’Héraclès, et était mère de Eurypylos, un Mysian tué par Néoptolème à Troie.

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– Pierre Bourdict, Le Tibre (1690). Jardin des Tuileries

De la même manière, d’autres disent que les réfugiés de Troie vinrent avec leurs navires et jetèrent l’ancre dans le Tibre. Là, les femmes étaient bouleversés par la pensée de la mer et l’une d’elles, Roma, proposa aux autres femmes de brûler les navires de Troie qui étaient à l’ancre, de sorte que leurs maris s’y installent, au lieu de naviguer à nouveau. Alors elles l’ont fait, et ont fondé une ville, appelée Rome en souvenir de celle-là.

[Dans l’Énéide, au Livre V, tout est dit : Iris réussit à entraîner les troyennes] :

O ma patrie, ô mes Dieux qu’en vain nous avons sauvés des mains de l’ennemi! n’y aura-t-il donc plus de remparts qui portent le nom de Troie ? Ne retrouverai-je jamais sur la terre un Xanthe, un Simoïs, qui me rappellent la gloire d’Hector ? Suivez-moi : livrons aux flammes ces malheureux vaisseaux. Cette même nuit, Cassandre, cette prêtresse inspirée des dieux, m’est apparue en songe, me mettant à la main des torches ardentes : c’est ici, m’a-t-elle dit, qu’il faut chercher Troie; c’est ici votre demeure. Le moment est venu; ne tardons pas d’accomplir un si grand présage. Vous voyez des feux allumés sur ces quatre autels de Neptune : un Dieu nous fournit lui-même des armes, et le courage de nous en servir. » À ces mots, donnant l’exemple, elle saisit avec fureur un tison ardent, le lève en l’air, l’agite, et le lance de toute sa force. Les Troyennes sont attentives, et restent interdites. Une de la troupe, la plus âgée de toutes, Pyrgo, nourrice de tant de princes, enfants de Priam, prit alors la parole : « Compagnes, leur dit-elle, ce n’est point là Béroé; non, ce n’est point l’épouse de Dorycle, habitante du cap Rhétée. Voyez cet air divin, ces yeux pleins de feu; quelle noble fierté! quelle beauté de visage! Moi-même j’étais tantôt avec Béroé, que j’ai laissée malade, se plaignant beaucoup de rester seule exclue de cette grande solennité, et de ne pouvoir rendre à l’ombre d’Anchise les honneurs qui lui sont dus. »

Ainsi parlait Pyrgo. D’abord les Troyennes ne savent que penser; dans cette incertitude, elles jettent sur les vaisseaux des airs inquiets. D’un côté un établissement présent, de l’autre cet empire offert par les Destins les tente et les sollicite vivement, quand tout à coup la Déesse, déployant ses ailes, s’envole et trace, en fuyant sous les nues, un grand arc de lumière. Frappées de cet étonnant prodige, toutes en délire courent à grands cris se saisir du feu qui brûle dans les foyers sacrés, enlèvent tout ce qu’elles trouvent sur les autels, jettent sans distinction le feuillage, le bois sec, et les tisons ardents. La flamme, abandonnée à sa fureur, ravage en liberté les bancs, les rames, et les poupes avec leurs peintures.

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– Claude Gellée dit le Lorrain, les troyennes mettent le feu aux vaisseaux

Honteuses de leur action, redoutant la lumière, revenues de leur égarement, elles reconnaissent leurs compatriotes; Junon n’est plus dans leur coeur. Mais les flammes n’en font pas moins de progrès, l’incendie continue avec fureur; le calfat, vomissant une épaisse fumée, nourrit et entretient le feu jusque dans le bois humide. Les carènes se minent sourdement, et le mal gagne enfin tout le corps des vaisseaux. Rien n’y peut remédier, ni les efforts de tant de guerriers, ni l’eau que l’on jette en abondance. Touché de ce spectacle, Énée déchire ses habits, implore les Dieux, et tendant les bras vers le ciel : « Jupiter, s’écrie-t-il, Dieu tout-puissant, si tu n’as point juré d’exterminer jusqu’au dernier Troyen; si ta bonté jette encore des regards de compassion vers les malheurs des hommes, permets que ma flotte échappe en ce moment à la fureur des flammes; arrache à la mort les faibles ressources des Troyens; ou, pour dernière faveur, lance sur moi, si je l’ai mérité, la foudre vengeresse; écrase-moi ici de ta main.

À peine a-t-il dit ces mots, tout d’un coup le ciel s’obscurcit : un orage furieux s’élève; la pluie se précipite avec violence; le tonnerre fait trembler les montagnes et les vallons; de noirs nuages poussés par un vent de midi déchargent sur la terre un déluge d’eau.

 – Cymodocée

Deux récits extraits de l’Énéide

LIVRE IX

Énée a abordé en Italie, terre promise à sa race, et cherche des alliances auprès de Latinus et d’Évandre; Turnus en profite pour attaquer le camp des Troyens.

Turnus furieux, pousse çà et là son cheval autour des murs, et cherche à y pénétrer par quelque détour. Tel un loup, battu des vents et de la pluie, après avoir rôdé toute la nuit autour d’un troupeau, frémit encore auprès de la bergerie, tandis que les agneaux bêlent impunément sous leurs mères; aigri par leur sécurité, le cruel animal épuise ne vain sa rage, sans pouvoir saisir sa proie; la faim qui le dévore depuis longtemps et la soif du sang dont il est altéré redoublent sa fureur; tel le roi rutule, à la vue des murs et du camp, s’enflamme de colère, et brûle de dépit de ne savoir comment pénétrer, comment arracher les Troyens du sein de leurs murs, et les attirer en rase campagne. Il aperçoit leur flotte adossée sur un des côtés de leur camp, et défendue à la fois par le retranchement et par les eaux du fleuve : il court l’attaquer; et, son exemple animant ses compagnons, il les invite à s’armer de flammes; lui-même, les yeux en feu, il emplit sa main d’un brandon allumé. Tous secondent son ardeur; la présence de leur roi les pique d’honneur; ils saisissent à l’envi des torches ardentes. Les foyers sont enlevés; le pin résineux porte avec lui une sombre lumière mêlée de fumée, dont les étincelles s’élèvent jusqu’aux astres.

Muses, quelle divinité préserva les Troyens de ces feux redoutables ? Daignez le dire : ancienne est la tradition, mais la renommée s’en est conservée d’âge en âge. Dès le temps qu’Énée construisait sa flotte en Phrygie au pied du mont Ida, et se disposait à traverser les ondes, la mère des Dieux, Cybèle elle-même, adressa, dit-on, ce discours à Jupiter : « accordez, mon fils, aux prières d’une mère ce qu’elle vous demande comme au conquérant de l’Olympe. Une forêt de pins était depuis longtemps l’objet de mon affection; c’était un bois sacré au sommet du mont Ida, où l’on venait m’offrir des sacrifices, dans l’obscurité que formaient les sombres pins et les érables touffus. J’ai donné ces arbres avec joie à ce guerrier, descendant de Dardanus, qui avait besoin de vaisseaux : maintenant une vive inquiétude me tient en alarme. Calmez mes craintes; souffrez qu’une mère qui vous implore ait ce pouvoir sur vous : que ces vaisseaux ne succombent jamais ni aux courses les plus longues, ni aux efforts des tempêtes, et qu’enfin il ne leur soit pas inutile d’avoir été produits sur nos montagnes. – O ma mère, lui répond ce fils tout-puissant qui fait mouvoir l’univers, qu’exigez-vous des Destins ? que demandez-vous pour ces vaisseaux ? Ouvrage d’une main mortelle, qu’ils jouissent de l’immortalité ? qu’Énée affronte sans danger tous les périls ? Quel dieu peut se flatter d’une telle puissance ? Non; mais lorsque, parvenus au terme de leurs courses, ils seront entrés dans les ports de l’Ausonie, tous ceux qui auront échappé à la fureur des ondes, et porté le héros troyen sur les rivages de Laurente, dépouillés de leurs formes mortelles, je les changerai en autant de divinités marines : telles qu’on voit Galatée et Doto, filles de Nérée, fendre de leur sein les flots écumants. »

Il dit : et, prenant à témoin le fleuve redoutable du Styx, ces noirs abîmes où roulent des torrents de poix enflammée, il s’incline, et du signe de sa tête fait trembler tout l’Olympe. Le jour était donc arrivé où devaient s’accomplir ces promesses, et les Parques avaient achevé de filer les temps prescrits, lorsque l’attentat de Turnus avertit la mère des Dieux d’écarter des vaisseaux sacrés les feux qui les menaçaient. Tout d’un coup une lumière imprévue vient frapper les yeux; un nuage immense, et avec lui les choeurs du mont Ida, parcourent rapidement le ciel, de l’aurore au couchant. Une voix formidable, perçant les airs, fait retentir ces mots aux oreilles des troyens et des Rutules : « Enfants de Teucer, ne prenez point de peine, et n’armez point vos mains pour défendre mes vaisseaux : Turnus aura plutôt réduit les mers en cendres, que ces navires qui me sont consacrés Et vous, allez en liberté, allez, nouvelles Divinités des eaux, c’est la mère des Dieux qui l’ordonne. »

À l’instant les vaisseaux rompent chacun le lien qui l’attache au rivage; et plongeant leur proue dans les eaux à la manière des dauphins, ils vont d’abord à fond. Mais, ô prodige étonnant! bientôt on voit reparaître et nager sur les ondes autant de jeunes Nymphes qu’il y avait auparavant de navires bordant le rivage de leurs proues d’airain. Les Rutules demeurent saisis d’étonnement; Messape lui-même est effrayé; ses coursiers s’épouvantent : le Tibre suspend, en frémissant, son cours rapide, et rappelle ses eaux qui se précipitaient vers la mer.

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– Boutibonne

LIVRE X

Énée, de retour pour défendre son camp, rencontre les nymphes que sont devenus ses vaisseaux.

Tant de guerriers choisis venaient au secours de Troie, sur trente vaisseaux dont les proues armées d’airain fendaient les plaines liquides. Déjà le jour avait quitté le ciel, et la soeur du Soleil sur son char nocturne avait atteint le milieu de sa carrière. Énée, à qui des soins importants ne laissent pas de repos, assis lui-même à la poupe de son vaisseau, tient le gouvernail et manoeuvre les voiles. Au milieu de sa course, il rencontre ses fidèles compagnes qui viennent en troupe au-devant de lui; ces nymphes nouvelles, naguère vaisseaux, devenus, à la voix de l’auguste Cybèle, autant de Divinités marines : elles nageaient ensemble, et fendaient les flots, rangées sur une même ligne, en nombre égal à celui des proues d’airain qui bordaient auparavant la rive du fleuve. elles reconnaissent de loin leur roi, et viennent former autour de lui de choeurs qui expriment leur allégresse. Cymodocée, la plus éloquente d’entre elles, se portant derrière le vaisseau, tient la poupe de la main droite; et, les épaules élevées au-dessus des ondes, elle nage doucement de la main gauche. Alors adressant la parole au héros étonné de cette merveille étrange : « veillez-vous, lui dit-elle, Énée, digne sang des Dieux ? veillez, et déployez toutes vos voiles. Nous sommes ces pins sacrés nés sur le mont Ida; maintenant nymphes de la mer, naguère vos vaisseaux. Le perfide Rutule, le fer et la flamme à la main, allait nous abîmer dans les ondes : nous avons malgré nous rompu nos liens, et nous vous cherchons sur la plaine liquide. Cybèle, touchée du sort qui nous menaçait, nous a donné cette nouvelle forme, en sorte que nous fussions autant de Déesses habitantes des eaux. Cependant le jeune Ascagne est enfermé dans les murs et les fossés du camp, au milieu des traits qui volent de toutes parts, et des Latins qui présentent de tous côtés la mort. Déjà la cavalerie arcadienne réunie aux braves Toscans a pris poste selon vos ordres, et Turnus est décidé à leur opposer ses escadrons, pour les empêcher de joindre le camp. Levez-vous, et dès que l’aurore paraîtra, soyez le premier à faire armer vos soldats; couvrez-vous du bouclier impénétrable que le Dieu du feu vous a donné lui-même, et dont il a garni en or le vaste contour.

Si vous ne prenez point mes paroles pour des mensonges, le jour qui va luire verra les campagnes couvertes de monceaux de Rutules égorgés par vous. »

Elle dit : et d’une main savante en cet art, elle pousse en se retirant la poupe du vaisseau : du mouvement qu’elle lui communique, il fuit sur les ondes plus vite que le javelot et que la flèche, rivale des vents.

Ma bibliothèque

C’est pas comme si ma bibliothèque sortait d’un tremblement de terre mais on dirait que c’est tout comme.

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Heureusement il subsiste quelques ilôts de stabilité en ce bas monde.

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