Conscience du monde et colère rentrée

Inspiré par cette réflexion d’un collectif éponyme : « Une personne a achevé sa déséducation lorsque plus rien ne l’étonne, pas même un ciel étoilé ; lorsque plus rien ne l’indigne, pas même les guerres et les famines ; lorsqu’elle trouve que tout est normal, même l’intoxication de l’air que nous respirons. »

Nous ne sommes pas conscients de ce qu’est le monde. Nous croyons nous en former une idée parce que nous recevons des informations d’un réseau qui prétend l’enserrer. Nous ne réalisons pas ce que ce réseau, ces informations, la liste des pays, des fleuves et des villes, les organismes internationaux et leurs missions, les événements, scrutins, matchs et catastrophes ont de pertinent, ou non, à la connaissance de ce qu’est le monde. À peine nous faisons-nous une idée des possibilités de l’espèce humaine, qui n’ont rien de si extraordinaires quand on voit les couches successives de savoir et de technique dont elle s’entoure.

Tecnica Palme, une création artisanale à quatre complications via www.bellesmontres.com
Tecnica Palme, une création artisanale à quatre complications via http://www.bellesmontres.com

La somme des informations reçues jour après jour ne nous laisse pas une impression de satiété, elle nous frustre et nous nous indignons de constater qu’objectivement rien ne marche comme il faut et que les hommes et les sociétés ne font rien. En sommes-nous si sûrs ? Une colère rentrée fait place à une peur diffuse, nous avons quelque chose à nous reprocher car nous n’avons rien fait pour le sort des femmes de ce pays de guerre et de misère dont on nous parlait tantôt. Quant au sort de la planète, c’est une autre sorte de panique qui tétanise nos bonnes volontés.

Un vieux film, une bonne course dans la fraîcheur du matin sont capables de nous faire oublier tout cela. À quoi bon cette angoisse, et ces larmes même pas versées, sinon en pensée, pour des causes qui devaient nous toucher ? Cela doit nous étonner et nous émerveiller de constater que le soleil tourne encore, que l’aube est toujours aussi claire, que les enfants n’ont pas peur alors qu’il ne savent pas tout. Oui, il faut s’indigner, il faut agir, mais où et quand ?
Peut-être d’abord faut-il prendre le temps de comprendre, dans notre cœur, qui nous sommes et ce que sont nos proches pour nous, avant de vouloir aider la planète, sans espoir qu’elle le sache même un jour car nous n’en avons pas le pouvoir. Ce qu’est, ce que peut, ce que subit, ressent, devient le monde nous échappe totalement et ce ne sont pas les multiples informations, contradictoires ou orientées on ne sait trop comment, qui nous le diront.

XV (II)

Voilà les prétentions dont ce sophiste m’assaille.
Puis-je le contredire ?
Mon destin est d’obéir quand le maître a décrété.
Et le traître tient sa parole :
Il me fournit un thème pour mes vers
Pendant qu’il me vole mon temps, ma puissance, ma présence d’esprit.
Je me perds dans ses yeux, tenant sa main, échangeant
De douces syllabes, de ces mots que seuls les amants entendent,
Dans nos conversations de murmures nous balbutions une douce prière.
Cette sorte d’hymnes disparaît, il leur manque le rythme du sentiment.
Aurore, déesse du matin, je t’ai connue quand tu fréquentais ma muse,
Est-ce que ce petit dieu sans principes, Cupidon, t’a séduite aussi ?
Afin que ces matins-ci, tu vienne comme sa compagne, m’éveiller
Pour qu’à son autel je le célèbre encore ?

Vois couler sur ma poitrine sa chevelure, en boucles abondantes,
Et sa tête, elle, demeure
Appuyée sur mon bras replié qui sert de coussin à sa nuque.
Quel sort délicieux ! si ces rares moments tranquilles
Pouvaient graver fermement dans ma mémoire une vision de joie
Quand la nuit nous a bercés de sommeil – mais en rêve elle s’écarte maintenant,
Se détourne de mon côté, tout en laissant sa main dans la mienne.
L’amour dans nos coeurs nous unit, tant que demeure constant le vœu initial ;
Seul le désir en retour connaît l’oscillation changeante.
Sa main presse la mienne doucement, voilà qu’elle ouvre ses yeux et regarde
Dans les miens. Non – arrête. Laisse mes pensées se poser sur ta forme !
Je t’en prie, ferme les yeux. Ils sont ivresse, confusion, ils me dérobent
Trop tôt la joie qu’offre une réflexion apaisée.
Les proportions de ce corps sont majestueuses et chaque membre est noble où il se pose.
Si Ariane s’était présentée ainsi, Thésée ne l’aurait jamais quittée.
Un seul baiser sur ces lèvres et toi, Thésée, tu la quittes ;
Regarde ses yeux – elle se réveille ! Te voilà lié pour l’éternité.

Poussin_Nicholas_Sleeping_Venus_and_Cupid via www.paintingsalley.com
Poussin_Nicholas_Sleeping_Venus_and_Cupid via http://www.paintingsalley.com

Johann Wolfgang von Goethe, Erotica Romana

XV

Cupidon n’est qu’un fripon, si tu l’écoutes il t’entraîne toujours.
Voilà l’hypocrite qui me dit :  » Crois-moi juste cette fois encore.
Mes intentions envers toi, qui me voues – et je t’en remercie – ta plume et ta vie sont les meilleures.

Va, je t’ai suivi jusqu’à Rome, et je voudrais faire quelque chose,
Là, dans cette terre lointaine, pour plaire à un vieil ami.
Tous les voyageurs que je connais se sont plaint de leur sort :
Celui que je recommande a droit à toutes les délices.
Maintenant que tu t’es émerveillé de ces constructions
Toutes ruines devenues qu’elles sont,
Que tu as cultivé ton regard, caressant chacun de ces lieux devenus saints :
Quelle dévotion est la tienne envers la volonté créatrice d’art des anciens !
Moi, je les ai fréquentés dans leurs ateliers.

Quand à leurs œuvres, eh bien, elle sont de moi – non, je n’exagère
Pas. Allez, admets que c’est la vérité que je dis.
Où sont tes créations, quand ta piété envers moi s’amollit ?
Où est passée la lueur de l’invention ? Toutes ses teintes ont-elle fui ?
Ami, espères-tu créer encore ?
– Les écoles des Anciens
Sont encore ouvertes. Les années ne t’ont pas fermé leurs portes.
Moi, l’éternel jouvenceau, comme un maître j’aime les jeunes.
Ce n’est pas la sagesse des vieux jours qui m’agrée.
Maintenant écoute :
Est-ce que l’antiquité n’était pas toute jeune quand vivaient ces Anciens fortunés ?
Que ta vie soit aussi heureuse : en elle, c’est l’antiquité qui vit.
Où trouveras-tu le thème qui convient pour ton chant ? – C’est moi qui dois le fournir.
Et pour un style vraiment sublime, seul l’amour peut te l’offrir. »

Cupid via tektura.com
Cupid via tektura.com

(à suivre)
Johann Wolfgang von Goethe, Erotica Romana